Avons-nous le temps?

Publié le 6 Septembre 2013

 

Cet article n'est pas un travail universitaire. Il s'agit de mon interprétation de l'accélération du temps à partir de la lecture de Aliénation et accélération, vers une théorie critique de la modernité tardive (ed : la Découverte, 2013) du philosophe allemand Hartmut Rosa.

Mon objectif dans ces lignes n'est pas de faire un compte rendu de cet ouvrage, mais de réfléchir à partir de lui et aussi, je l'espère, d'ouvrir une discussion.

 

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Vacuité et culpabilité

J'allume l'ordinateur. Aurai-je le temps de lire mes emails, d'y répondre ? Aurai-je le temps de terminer la lecture ce livre commencé à la fin de l'été ou bien vais-je le laisser en plan comme tant d'autres lorsque je serai prise par le flot des choses à faire? Et ce film qu'un ami m'a prêté aurai-je le temps de le regarder? Mais ce rapport que je dois rédiger, ces clients qu'il faut rappeler, l'ordinateur qui ralentit, et l'assurance pour les enfants, le plombier, les pneus de la voiture à changer. Quand faut-il remplacer la courroie de distribution ? Il faudrait que dès maintenant je m'occupe de réserver les billets de train pour les vacances des enfants ce sera moins cher. Il faudra tout de même que je me décide à prendre rendez-vous chez l'ostéopathe car à force d'immobilité devant mon écran une douleur aux cervicales me saisit maintenant et je me réveille en pleine nuit avec l'impression qu' un rapace me prend dans ses serres.

Que de choses ! Je ne sais par où commencer. En attendant, je vais faire un petit tour sur facebook où j'ai maintenant 374 amis. Je parcours les notifications des uns et des autres, tiens Sandra, elle a passé ses vacances en Sardaigne et elle sort toujours avec Alex, on les voit sur une photo tous les deux enlacés sur la plage et sur une autre ils sont attablés devant des assiettes de fruits de mer, deux ans d'amour déjà. Juliette a mis un lien pour une manifestation d'un mouvement féministe. De fil en aiguille me voici navigant sur Internet. La manifestation aura lieu à Toulouse, booking.com propose des promotions pour des chambres d'hôtel dans cette ville... Cela me donne le tournis, comme dans la chanson enfantine des trois petit chats, chapeau de paille, paillasson, somnambule, bulletin, tintamarre....

 

Cette expérience que nous sommes un certain nombre à partager et dans laquelle le lecteur qui parcourt ces lignes se reconnaîtra peut-être en partie, ressemble à l'enfer de la modernité tardive qu'analyse Harmut Rosa dans Accélération et aliénation.

 

Que s'est-il donc passé pour que la vie de beaucoup d'entre nous se remplisse d'expériences aussi creuses ? Laissant tout à la fois un arrière goût de gâchis et de culpabilité puisque d'un côté nous avons le sentiment de perdre notre temps et que de l'autre nous ne parvenons jamais à faire tout ce que nous devrions faire.

 

 

Un fléau moderne : la famine de temps

Du temps, du temps, nous n'en n'avons jamais autant libéré pourtant!

 

En 1964 Hannah Arendt dans la Condition de l'homme moderne s'inquiétait de ce que nous allions faire du temps libéré sur le travail par l'automatisation :

« C'est une société de travailleurs que l'on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. »

Pourtant 50 ans plus tard, comme le souligne Hartmut Rosa, cette libération du temps n'a pas eu lieu et nous n'avons pas eu l'occasion de nous interroger sur ces activités les plus «hautes et les plus enrichissantes » pour lesquelles nous pourrions user de notre liberté.

Le philosophe allemand souligne le paradoxe de la société dans laquelle nous vivons : la technique nous permet d'effectuer nos tâches quotidiennes, nos déplacements et nos communications avec beaucoup plus de rapidité qu'autrefois pourtant nous sommes plus que jamais accablés de choses à faire et débordés par le manque de temps. Alors que nous disposons de moyens extraordinaires pour faciliter la communication, l'information, les échanges et que dans le travail, l'homme est désormais dispensé de la fatigue de ses muscles, nous n'avons jamais eu autant le sentiment d'être sous pression et de ne pas avoir le temps. De nouvelles pathologies telles que le stress ou le « burn out » apparaissent.

Ainsi plus nous vivons dans une société riche et techniquement développée plus nous souffrons du manque de temps.

 

Du temps gagné par la technique mais moins de temps pour vivre, comment expliquer ce paradoxe ?

Selon Hartmut Rosa la technique n'est pas responsable en elle-même de cette accélération du temps mais c'est le lien avec la croissance et la compétition qui provoque cette fuite en avant.

En effet nous pouvons aujourd'hui parcourir en quelques minutes les kilomètres qui nécessitaient autrefois une matinée de transport à pied, à cheval ou à vélo. Voilà donc du temps de déplacement libéré. Mais aujourd'hui qui se contenterait d'avoir pour unique horizon les villes ou villages voisins? Le système capitaliste nous incite afin d'augmenter la croissance, à prendre la voiture, le train, l'avion pour parcourir la planète.

Autrefois l'écriture, l'envoi, la réception et la lecture d'un courrier nécessitaient plusieurs jours, aujourd'hui cette forme de communication se produit en l'espace de quelques secondes. Mais plus personne ne peut se contenter d'échanges aussi limités que par le passé. Si nous voulons rester dans le mouvement et ne pas perdre la compétition, nos communications doivent être beaucoup plus nombreuses et rapides.

La quête de l'augmentation de la croissance de l'activité, plus importante encore que le développement des techniques nous pousse donc à suivre une folle course en avant que rien ne semble pouvoir arrêter.

 

 

Condition humaine ou condition de hamster ?

Harmut Rosa compare la condition des hommes des sociétés de la modernité tardive à celle de hamsters dans une cage, nous courons sur une roue et nous sommes entraînés à le faire de plus en plus rapidement sans savoir pourquoi.

Pourtant notre humaine condition malgré la technique n'a pas changé depuis que Pascal écrivait dans les Pensées son fameux texte sur le divertissement. Nous restons encore des hommes mortels.

Quoi que que nous fassions, nous pourrons peut-être éloigner encore l'échéance de la mort et de la décrépitude, nous pourrons certainement encore augmenter nos capacités de déplacement, de communication, d'information, d'échange mais nous ne pourrons jamais faire disparaître la finitude sans laquelle nous ne serions plus des hommes.

Finalement à force d'avoir voulu fuir notre condition humaine nous l'avons transformée par la technique, en condition de hamsters encagés.

 

La technique un danger ?

On peut se demander si la technique loin d'être neutre -comme semble l'affirmer Harmut Rosa- ne constitue pas un danger en elle-même. Si nous l'avons développée c'est bien qu'elle permettait de satisfaire des désirs et de repousser des craintes que nous n'avons pas pris le temps d'examiner. Maintenant nous sommes vivement incités à satisfaire ces désirs et à repousser ces craintes sans même nous interroger sur le sens de ce que nous faisons. Alors qu'auparavant la réalité se chargeait de ramener l'homme à la raison, aujourd'hui plus rien ne le freine, au contraire tout le pousse à fuir encore plus et il peut difficilement échapper à ce mouvement.

Autrefois on pouvait rêver d'avoir des milliers de relations amicales et d'être aimé de tous, la réalité se chargeait de nous rappeler à la raison, nous permettant en même temps de mieux construire les relations qui étaient données à vivre avec les personnes rencontrées dans un entourage proche. Aujourd'hui il suffit de quelques clics sur Facebook pour se croire aimé de tous (les objections ou les opinions critiques n'ont pas leur place sur ce réseau social). Grâce aux sites de rencontre et aux réseaux sociaux nous pouvons choisir des amis qui partagent nos affinités et nos goûts sans avoir besoin de nous confronter à la différence.

 

Etait-ce mieux avant ?

Pascal montrait déjà comment la peur de regarder notre malheureuse et mortelle condition humaine en face, nous conduit à fuir dans toutes sortes de divertissements. Et il déplorait que cette fuite soit la cause de malheurs plus grands encore :

« Quand je me suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent dans la Cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place. On n’achète une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville. Et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir. Etc.

Mais quand j’ai pensé de plus près et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective et qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près. »

Considérons maintenant le chemin que nous avons parcouru depuis Pascal. Nous sommes aujourd'hui plus que jamais saturés de divertissements qui nous évitent de nous confronter à notre condition de mortel et nous éloignent toujours un peu plus de la réalité. Or c'est la confrontation à la réalité et non la fuite en dehors d'elle qui nous permet de nous développer. Je propose de définir la réalité par ce qui nous résiste (ainsi la réalité peut être aussi bien matérielle qu'immatérielle). C'est précisément en s'affrontant à ce qui résiste que l'homme devient homme et développe ses capacités. Que sera-t-il alors si plus rien ne lui offre de résistance ?

A l'époque de Pascal les divertissements, s'ils permettaient d'éviter de penser à la mort, gardaient cependant des liens avec la réalité. Le chasseur dont il donne l'exemple, devait pour exercer son loisir, mettre son corps et ses sens en mouvement afin de courir après son lièvre. Il savait utiliser son arme et il en connaissait le fonctionnement. Comparons la chasse avec l'une des attitudes les plus prégnantes de notre époque : l'occupation devant un écran. Dans cette situation l'exercice de notre corps et de nos sens est réduit au minimum. Nous sommes assis face à notre ordinateur et seules notre vue et éventuellement notre ouïe sont sollicitées. Nous ne connaissons pas le fonctionnement de l'outil informatique que nous utilisons, nous ne sommes pas capables de le réparer nous-mêmes lorsqu'il tombe en panne et nous le remplaçons par un autre. Nous ne savons pas non plus l'utiliser dans toutes ses modalités tant son fonctionnement est complexe et tant il offre de possibilités.

D'un côté nous nous sentons très puissants lorsque nous sommes en possession d'un smartphone, Ipad, Ultrabook, liseuse puisque nous avons entre nos mains des possibilités d'existence décuplées. Des milliards d'informations sont à notre portée, nous pouvons nous mettre en contact avec des milliards d'individus, lire des millions de livres, écouter des millions de morceaux musiques, regarder des millions de films et de séries. Toutes ces potentialités rêvées s'offrent à nous sans efforts importants de notre part et pour un coût accessible. Bientôt nous utiliserons sans doute à la maison les imprimantes tridimensionnelles déjà en fonctionnement dans l'industrie. D'un autre côté ces possibilités techniques engendrent un sentiment d'impuissance et de culpabilité. Devant notre ordinateur, lorsque nous cliquons, nous pouvons nous interroger sur les capacités que nous développons. Sur le coup nous sommes happés par Internet et nous passons d'une page à l'autre sans voir le temps passer mais à la fin de la journée que nous reste-t-il d'une telle expérience ? Lorsque dès le matin nous ouvrons notre boite mail, nous savons que nous ne serons jamais en mesure de réaliser tout ce que devrions réaliser. Comment alors ne pas ressentir le poids de la culpabilité ?

 

 

Accepter la finitude, se restreindre pour exister.

Récemment, un ami âgé aujourd'hui de 88 ans me racontait ses conditions de vie lorsqu'il en avait 15. En 1939 dans le milieux rural du Haut Doubs où il vivait, l'existence était rude, le corps et les muscles sans cesse sollicités : retourner le lourd soc de la charrue d'un geste rapide et précis, à la forge marteler en cadence le fer chauffé à blanc, descendre les pesantes meules de fromage à travers les bois jusqu'au village, scier les troncs des sapins ou des hêtres en s'agenouillant, chacun d'un côté avec le passe-partout puis débarder les énormes grumes, l'été, faucher, moissonner, vanner, engranger, se déplacer quotidiennement à vélo dans un rayon de 60 kilomètres et l'hiver parcourir les montagnes à ski pour aller chercher un peu de ravitaillement. Pourtant la vie semblait plus facile alors, me disait cet ami, et plus épanouissante qu'aujourd'hui. Sans doute se mêlait à son jugement, la nostalgie de sa jeunesse. Mais on peut penser cependant que malgré sa dureté, le travail ne conduisait pas au degré d'aliénation que nous observons aujourd'hui et que dénonce Harmut Rosa en reprenant ce fameux concept marxiste. Le travail était rude mais on pouvait s'y reconnaître, être fier de la tâche accomplie et du savoir-faire acquis par la même occasion. Faucher correctement n'est pas à la portée du premier venu, il faut savoir manier l'instrument et faire un geste à la fois ample et nerveux.

De tous ces travaux pénibles la technique nous a libéré. Elle nous a donné du temps mais à quelles fins ?

Le dur labeur empêchait, tout comme le divertissement, de penser à notre condition faible et mortelle. Il était lui aussi une fuite mais au moins il permettait à l'homme de réaliser quelque chose.

Alors puisqu'il n'est pas question de revenir en arrière, que faire du temps qu'il nous est donné de vivre ?

Sans doute le divertissement est-il inévitable car nous ne pouvons longtemps regarder en face notre misérable condition. Mais dans cette frénésie qui nous accable, arrêtons-nous un peu, prenons le temps d'examiner. Allons-nous laisser la mort entrer dans notre vie à force de ne pas vouloir y penser, à force de croire que nous pouvons tout avoir, tout être et tout faire ?

Nous allons mourir et le temps sera toujours bref et limité, réjouissons nous-en et ne l'oublions pas, c'est la condition pour vivre !

Alors que tout semble maintenant possible, plus que jamais il est temps de se restreindre pour exister.

 

Rédigé par Laulevant

Publié dans #Notes de lecture

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